Depuis que Gérald Darmanin a déclaré à l’Assemblée nationale vouloir « réformer » l’aide médicale d’État, les associations de prise en charge du SIDA s’inquiètent. Matthias Thibeaud, référent accès aux droits santé à Médecins du Monde, et Florence Thune, directrice générale de Sidaction, alertent sur les conséquences dramatiques qu’une révision de ce dispositif aurait pour les personnes étrangères séropositives.
L’AME rendra-t-il l’âme ? Alors que l’Assemblée nationale a dit « non » à la loi Immigration du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a annoncé lundi 11 décembre qu’il comptait engager « une réforme » de l’aide médicale d’État (AME) début 2024. Ce dispositif permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins.
Matthias Thibeaud, référent accès aux droits santé à Médecins du Monde (ONG médicale de solidarité internationale) et Florence Thune, directrice générale de Sidaction, martèlent que supprimer ou restreindre ce dispositif serait « une aberration » pour les étrangers malades et notamment ceux qui sont séropositifs (personnes infectées par le VIH, virus de l’immunodéficience humaine).
Le Parisien : Quelles seraient les conséquences pour les personnes étrangères séropositives si l’AME était supprimée ou réformée ?
Matthias Tibeaud : Ce serait dramatique, car cela compliquerait l’accès au traitement et le maintien dans le soin qui est essentiel pour stabiliser l’infection au VIH et diminuer la charge vitale. Pour nous, ce serait sans aucun doute une aberration. L’AME, qui est une couverture santé accessible et réservée aux personnes étrangères sans papiers sous conditions de revenus (il faut gagner au moins 810 euros par mois, ndlr), est déjà loin d’être accessible. Aujourd’hui, une personne sur deux qui pourrait y prétendre n’y a pas accès.
D’ailleurs, en avril, une de nos enquêtes interassociatives publiées a montré le parcours des combattants et combattantes pour le droit à l’AME. En Seine-Saint-Denis (Île-de-France) par exemple, il n’y a qu’une seule agence d’assurance maladie sur l’ensemble du département qui est dédiée aux demandes médicales d’État. Il faut donc que les personnes traversent l’ensemble du département pour déposer leur demande en main propre – car c’est le cas sur les premières demandes – et prennent ainsi le risque d’être arrêtées par la police.
Florence Thune : Que les personnes soient étrangères ou pas, on a dans l’épidémie du VIH un grand enjeu qui est de raccourcir les délais entre les moments où les personnes sont contaminées et le moment où elles se font dépister. Cela permet aux gens de ne pas voir leur santé se dégrader, et de ne plus pouvoir contaminer les autres sous traitement.
Le fait de ne plus disposer de L’AME, d’en voir les conditions d’accès ou le panier de soins réduits, a un effet direct sur la diminution des possibilités d’accès aux soins de manière générale. On sait d’avance que les personnes qui n’ont pas accès à l’AME (pour information, il faut être sur le territoire français depuis trois mois, ndlr), n’iront pas consulter pour une pathologie, faute de moyens.
En France, il existe une part importante de personnes étrangères séropositives. Comment peut-on l’expliquer ?
M.T : C’est principalement dû à des conditions d’accueil défavorables sur le territoire et cela a clairement été documenté par l’enquête ANRS-parcours (2013), depuis actualisée par d’autres études. Il est prouvé que la précarité administrative, économique, et sociale expose à d’importantes formes de vulnérabilités, dont le VIH sida. En l’absence de titre de séjour, les personnes n’ont même pas les capacités de se dépister. Ce qui est un danger pour elle, mais aussi pour les autres car les risques de contamination sont dans ces cas-là importants.
F.T : Les dernières données de Santé publique France sur les nouvelles contaminations du VIH montrent que les femmes d’Afrique subsaharienne sont particulièrement concernées. Nombreuses sont victimes de violences sexuelles sur le trajet migratoire ou à leur arrivée en France. Elles n’ont pas de toit et finissent par trouver un logement avec quelqu’un qui accepte de les loger sous conditions d’avoir des rapports sexuels sans préservatif.
Dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire de Médecins du Monde paru le 12 décembre, on constate que le nombre de personnes séropositives a diminué chez les hommes nés en France ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes alors qu’il augmente chez les hommes gays étrangers, entre 2012 et 2019.
M.T : L’augmentation d’hommes homosexuels séropositifs étrangers est très inquiétante pour nous. Il est certain qu’il y a une double discrimination pour les hommes gays séropositifs en raison du fait qu’ils soient étrangers et qu’ils fassent partie d’une minorité d’orientation sexuelle. C’est une conséquence directe des politiques de restrictions d’accès au séjour, sur fond de précarité administrative, économique, sociale et de stigmatisation.
F.T : Ils sont en effet cent fois plus discriminés. De manière générale, dans le VIH, vous avez à la fois la stigmatisation liée au virus et la stigmatisation liée à l’orientation sexuelle, le genre, la nationalité… Moi, en tant que femme hétérosexuelle, blanche et vivant avec l’infection, je suis stigmatisée, mais largement moins qu’un homme migrant qui va, par exemple, être accusé de profiter de la France pour se faire soigner.
D’après l’étude d’ONUsida publiée en 2021, 21 % des personnes vivants avec le VIH (sur une base de 11 pays) disent s’être vues refuser des soins de santé au cours des 12 derniers mois…
M.T : L’accès aux soins aux personnes étrangères est soumis à un ensemble d’obstacles. Il existe en effet encore trop de refus de soin. Il y a, comme le précise Florence Thune, l’idée largement diffusée par la droite et l’extrême droite que les personnes séropositives viennent en France uniquement pour l’AME.
Là encore, l’enquête ARNS-parcours démontre qu’il y a entre 30 et 50 % des personnes séropositives originaires d’Afrique subsaharienne qui ont été contaminées après leur arrivée sur le territoire français. Généralement, les personnes qui arrivent en France ne connaissent pas leur statut sérologique. C’est à l’occasion d’un dépistage sur le territoire qu’elles apprennent leur pathologie. Médecins du monde dénonce fortement ce mythe.
F.T : Les personnes migrantes sont vues comme des personnes complètement prises en charge alors que ce n’est pas le cas, il n’y a que les frais de soin de la sécurité sociale et de la mutuelle qui sont remboursés. L’AME n’empêche pas non plus les Français de se faire soigner. Ce sont des discours absolument abominables et surtout une double peine pour les immigrés.
Quelles sont vos revendications concernant l’AME ?
M.T : On souhaite que le débat soit clos sur l’AME : il n’y a pas de fraude, il n’y a pas d’abus comme l’a indiqué le rapport des politiques Claude Evin et Patrick Stefanini remis au gouvernement le 4 décembre. Cette aide est utile autant pour la santé individuelle que public, point.
On aimerait cependant qu’il y ait une simplification des démarches afin de lutter contre le non recours et la levée de l’obligation de dépôt des premières demandes au guichet car cela entraîne de nombreuses formes de découragements, de renoncement à ses droits. On souhaite également que les bénéficiaires de l’AME aient une carte vitale qui faciliterait le remboursement par l’assurance maladie des professionnels de santé. Les refus de soins, ce n’est pas tant dû au racisme, c’est aussi une considération d’ordre technique.
F.T : Si aujourd’hui on avait de l’espoir, ce serait déjà que l’AME soit accessible dès que les personnes soient en France et non pas à partir de trois mois. On pense que c’est déjà tardif. Dans le projet de loi Immigration, même si on en a peu parlé dans les débats médiatiques et politiques, la DASEM (droit au séjour étrangers malades qui permet de soigner des personnes étrangères gravement malades vivant en France depuis au moins un an, ndlr) est aussi très en danger à cause d’une modification sémantique.
Celle-ci indique que les personnes malades dont les traitements sont disponibles dans leur pays d’origine n’ont aucune raison de rester en France. Hors on le voit, toutes les semaines des personnes reçoivent des OQTF (obligation de quitter le territoire français) alors qu’elles vivent ici depuis plusieurs années, qu’elles ont un titre de séjour pour soins, un métier, un logement… Alors même que la loi n’a pas encore changé, on est face à une situation dramatique. Les personnes qui ont le VIH seront doublement impactées. Si elles n’ont pas leurs papiers, on risque de les éloigner de l’accès aux soins et celles déjà prises en charge en France risquent de tomber dans la clandestinité.
M.T : À l’origine la DASEM vise à empêcher l’expulsion de personnes séropositives vers leur pays d’origine où elle n’aurait pas accès au traitement et où elle risquerait de mourir. Elle prend en compte l’existence des infrastructures appropriées, du nombre de soignants, le prix des traitements, l’appartenance à une minorité de genre ou d’orientation sexuelle… Malgré les avancées médicales dans les pays du sud, les traitements ne sont pas toujours délivrés. Si la loi est adoptée, ce serait horrible. Près de 30 mille personnes ayant un titre de séjour pour soins, seraient menacées. Parmi eux, il y a entre 6 000 et 8 000 personnes séropositives.
© Garance Fragne