Depuis plusieurs années, des associations dénoncent les violences et les conditions de vies désastreuses des centres de rétention administratifs (CRA), lieux où les étrangers interdits de séjourner en France attendent d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Le Parisien a enquêté.
Amadou, 23 ans, attend que l’avion passe pour continuer son récit. L’oreille contre le téléphone partagé du bâtiment 12 du CRA (centre de rétention administratif) de Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), à quelques mètres de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, il décrit le mur bleuâtre sur lequel il est adossé : « Il est sale, comme tout ici. » Arrivé en France en 2017, le Guinéen a commencé une formation dans la restauration avant d’être incarcéré pour « vol avec violences dans la rue ». De sa voix claire et incroyablement forte, il assure préférer « la prison à ici » : « Psychologiquement, c’est plus difficile. »
« C’est pire que la prison. Quand j’y vais en visite les gens s’accrochent à moi et me disent ‘vous pouvez pas nous ramener en prison ? C’était le paradis la prison’ », appuie Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui a rendu en juin 2022 un rapport édifiant au gouvernement sur les CRA en France – lieu fermé dans lequel un étranger fait l’objet d’une décision d’éloignement, dans l’attente de son renvoi forcé – . L’ancienne journaliste française se souvient d’une de ses visites au CRA de Lyon Saint-Exupéry en 2022 : « Dans une chambre d’isolement, il y avait une odeur abominable. Sur le mur, une croix gammée inscrite avec de la merde séchée. Personne n’avait songé à l’effacer », s’enrage-t-elle.
Des lieux de vies insalubres
Celui qui partage la chambre d’Amadou se nomme Lorenzo. L’homme de 32 ans, originaire de Gambie, court pour attraper le téléphone et joue quelques secondes au jeu du roi du silence : « Je vérifie qu’il n’y ait pas de policiers car si je dis la vérité en leur présence je vais avoir des problèmes », précise-t-il, méfiant. S’il ne sait plus exactement en quelle année il est arrivé en France, 2017 ou 2018, il est certain de vivre au CRA de Seine-et-Marne depuis « un mois et deux semaines dans deux jours ». « Ici, on s’ennuie, on ne peut rien faire», lâche celui qui a été libéré en novembre après avoir été condamné pour une bagarre.
Pour les retenus, la journée débute à 7 heures, indique Paul, 40 ans, originaire de Haïti : « C’est l’heure du petit déjeuner, on n’est pas obligé de se lever mais ils appellent au micro une fois ou deux. » Le quarantenaire qui a fui son pays parce qu’il était « menacé pour des raisons politiques » réaffirme qu’«(ils) n’ont pas vraiment d’activités ». Les hommes conversent, fument des cigarettes, regardent la télévision, se baladent dans la cour avant qu’elle ne ferme à 19 heures. Dominique Simonnot rebondit : « Ils sont laissés à eux-mêmes dès leur premier jour au CRA. Ce sont les anciens qui doivent leur expliquer le déroulement du centre. » « Pas grand chose n’est respecté, ils n’ont qu’une heure et demi par jour pour sortir de la zone de vie et doivent donc choisir entre poursuivre leurs démarches administratives, aller au parloir, ou voir leur médecin », déplore-t-elle.
Les hommes en situation irrégulière décrivent les trois repas qui leur sont donnés par jour comme insuffisants. Lorenzo qui s’exprime à la vitesse d’un TGV, évoque frustré l’absence de viande : « C’est pas de la vraie nourriture. Parfois, c’est du riz blanc, avec au choix trois sauces : le ketchup, la mayonnaise, et l’harissa », soupire-t-il à l’autre bout du fil. Lui comme Amadou ont d’ailleurs maigris depuis qu’ils sont au CRA. « J’ai perdu dix kilos, mon médecin hier m’a dit que ça ne servait à rien de faire du sport ici parce qu’on ne mangeait pas assez », se désole le guinéen.
À la nourriture jugée « pas bonne », s’ajoutent la présence de rats, de déchets sur le sol, de chauffages dysfonctionnels dans certaines chambres et l’absence totale d’intimité : « Il y a de l’eau parfois qui coule partout sur les sols et les portes ne se ferment pas bien », décrit l’Haïtien qui vit au CRA depuis le 14 octobre. « Tout le monde peut ouvrir nos chambres », renchérit Amadou.
La colère des retenues
Paul qui est arrivé en France en 2010 a l’impression qu’ils sont « des animaux en cage », des sous humains qui vivent dans un lieu « invivable » : « En plus, moi je n’ai rien fait hormis ne pas avoir la bonne nationalité. Je me sens abattu. » De son côté, Lorenzo hausse la voix : « Pourquoi on ne parle presque pas des centres de rétention ? Ben parce que la manière dont on vit c’est horrible. » Il rappelle d’ailleurs que si les retenus ont le droit à un téléphone portable personnel, la caméra ne marche pas. Il est interdit de filmer ou de prendre des photos.
Lasse de sa condition de vie, Amadou assure au téléphone que leur bâtiment et d’autres vont se rassembler pour dénoncer les CRA : « On va pas rester comme ça, endormis. On est en train de s’organiser, les gens de dehors vont savoir comment les gens vivent ici. » Selon lui, les personnes en situation irrégulière sont emmenées au CRA « pour qu’on les rende fous ». Certains de ses amis, dit-il, prennent « des cachetons alors qu’ils ne sont pas malades ». Dominique Simonnot avait d’ailleurs épinglé le centre de Lyon pour avoir distribué massivement des médicaments aux retenus. Cela avait engendré « un trafic à huit ou 9 euros le gramme ». Le traitement dénoncé à l’époque est normalement pris pour des personnes victimes de crises d’épilepsie : « Je ne crois pas que toute une population soit atteinte de ses troubles… Il s’agit de calmer les gens. »
Un climat de violence permanent
Hormis l’insalubrité du CRA, la violence administrative et policière sont dénoncées par les trois témoins. Amadou assure que beaucoup d’étrangers « sont renvoyés au bled illégalement ». Et que certains de ses camarades ont signé des documents alors même qu’ils ne savent pas lire. Lorenzo déplore lui des comportement violents de la part de certains policiers : « Ils mettent des balayettes, te frappent, te menottent quand tu refuses de rentrer dans ton pays. Des fois on est blessés et on ne nous laisse pas aller à l’hôpital », regrette-t-il. Si les liens entre retenus et forces de l’ordre peuvent être compliqués, les relations entre co-détenus le sont aussi. Selon le jeune homme, il y a « beaucoup de violences » entre eux, parfois pour de simple échange de cigarettes.
Dominique Simonnot enrage : « Le métier des policiers n’est pas la garde, ce qu’ils font est un travail de pénitencier. » D’après elle, « la violence est partout » au sein des CRA. Et ce climat est l’une des conséquences directes du plus grand délai de rétention. À l’origine, le temps au centre de rétention administrative était limité à sept jours, aujourd’hui elle peut durer jusqu’à 90 jours : « Et s’ils sont libérés au bout de soixante jours c’est parce que les départements administratifs ne donnent rien et que leurs pays ressortissants ne les acceptent pas. » Une fois relâché, le cercle vicieux continue : les étrangers sont souvent remis en rétention ou arrêtés pour des délits.
Depuis 2017, 10 personnes ont trouvé la mort dans un CRA. Lundi 3 juillet, La Cimade, association qui lutte pour les droits des immigrés, relate qu’en trois jours un retenu est mort et deux autres ont fait une tentative de suicide, à Marseille. Ces drames ont eu lieu lors d’une révolte organisée pour dénoncer leurs conditions de vie. « C’est inhumain, je ne pense pas que nos concitoyens soient traités de la même façon », commente Dominique Simonnot. La contrôleuse générale des lieux de privation de libertés s’inquiète d’ailleurs de la déclaration faite en octobre par Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur a en effet annoncé l’ouverture de 8 nouveaux bâtiments dans onze villes françaises dont Nantes et Nice. Au total, il existe 25 centres de rétention administrative en France pour 1 936 places disponibles. 15 922 personnes en situation irrégulière ont été retenues en métropole l’an dernier, 27 643 en outre-mer.
Il est midi quand Lorenzo doit raccrocher pour aller déjeuner. Il savoure une chose : hier soir, le jeune homme a parlé au téléphone pour la première fois en trois ans à sa mère. « Ça fait sept ans que je ne l’ai pas vue. Elle a changé son ancien numéro quand j’étais en prison. Ici, je me suis connectée sur Facebook et ma petite sœur m’a donné son numéro. Je veux rentrer en Guinée pour la revoir » raconte-t-il avant de préciser qu’il doit d’abord, avec l’aide de son éducatrice, retrouver ses papiers.
© Garance Fragne